Face à la crise de la vie… devenir humain
EUPHÉMISME Expression atténuée d’une notion dont l’expression directe aurait quelque chose de déplaisant, de choquant.
Tués entre 2002 et 2008 et présentés à tort comme des Faux Positifs par la presse et l’opinion publique colombiennes, au moins 6402 civils non belligérants ont été victimes d’enlèvements et d’assassinats perpétrés par les forces armées de l’État Colombien. Ces crimes ont été fait passé pour ceux de guérilleros abattus au combat.
Dans le jargon de l’armée, un positif désignait une cible atteinte lors d’un affrontement. Les Faux Positifs étaient le résultat d’assassinats longuement prémedités et perpétrés auprès des plus vulnérables, en utilisant la ruse. Des faux combattants. Des vraies victimes. [1]
Plasticienne, originaire de Colombie, je travaille actuellement la teinture végétale. Particulièrement sensible à l’invisibilité de ces victimes, j’ai décidé de leur rendre hommage à ma façon en faisant émerger 6402 croix pour rendre compte du nombre de personnes qui ont été trompées et assassinées par l’institution censée les protéger : les forces militaires de l’État Colombien.
Pour cela j’ai utilisé des morceaux de tissu recyclé en coton que j’ai préparés dans du lait de soja et humidifiés avant de plier à plusieurs reprises. De chaque côté du tissu, j’ai placé des croix en bois pour bloquer le passage de la teinture de bois de campêche qui donne sa couleur au reste du tissu.
Durant le processus de création, j’aspirais à obtenir une image nette des croix sur le tissu plié. Cependant, au cours du procédé, les croix ont commencé à émerger, parfois se transformant lentement en taches, en traces, voire en empreintes fantomatiques. Plusieurs facteurs techniques tels que la durée d’immersion du tissu dans le bain de teinture, son épaisseur, le nombre de plis réalisés, ainsi que d’autres variables, ont altéré leur forme initiale, provoquant ainsi des variations imprévues dans les résultats.
La genèse du projet
Ce processus a commencé par la nécessité de révéler et de rendre visible une réalité qui est restée dissimulée pendant plusieurs années dans l’histoire récente du conflit colombien. Grâce à la mise en œuvre de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP) [2] j’ai pris connaissance du cas 03 : Faux Positifs.
Cette histoire difficile, qui expose les excès d’un système gouvernemental ayant permis de déshumaniser une partie de la population et de l’assassiner brutalement pour présenter des chiffres et des résultats de « victoire » en temps de guerre, m’a intimement fait remettre en question mon rôle dans la société dont je suis issue.
Je fais partie de la diaspora Colombienne et le recul pris dans cet exil volontaire a permis à mon regard de se porter sur ce phénomène profondément triste et aberrant de l’histoire de mon pays. Vérifier, à travers diverses sources telles que les actualités, les associations comme les Mères de Soacha - Mafapo Colombie et les audiences judiciaires et publiques de la JEP, la réalité du conflit qui sévit en Colombie depuis plus de 50 ans, a suscité en moi des émotions conflictuelles. D’un côté, je ressens une profonde honte, tristesse et désarroi en réalisant que je fais partie d’une société qui a laissé se produire de telles horreurs ; de l’autre, je ressens une grande satisfaction et un espoir de faire partie de cette même société qui, avec courage, tente de reconnaître les erreurs, les difficultés, les souffrances et les injustices causées par ce conflit à travers un processus de vérité, de justice, de réparation et de non-répétition pour ses victimes, nous tous. Ce processus sans précédent dans le monde mérite d’être vécu avec engagement et, surtout, de réussir.
Cette installation a été présentée lors de l’exposition collective Traces Fantômes du 5 au 7 avril 2024 à Die, France et a été sélectionnée et présentée dans le programme culturel de la Casa Colombia Paris JO 2024 dans le cadre des Jeux Olympiques 2024.